La lettre & le temps

Brève analyse d'une décennie de création typographique en France par Michel Wlassikoff

Il y a un peu plus de dix ans, le livret Lettres françaises, mis en œuvre par Jean François Porchez [fn] Lettres françaises, Association typographique internationale (ATypI), Association pour la défense de la pensée française (ADPF), 1998)[/fn], et la contribution de Muriel Paris, « Le caractère singulier de la typographie française », dans Graphisme en France 1999, témoignaient d’un authentique renouveau, marqué au sceau de la fulgurante avancée des nouvelles technologies. Le constat dressé alors attestait que les jeunes graphistes manifestaient un surcroît d’attention aux problématiques de conception et d’emploi des caractères. Les défis du numérique s’apprêtaient à être relevés : des fonderies d’un genre nouveau s’installaient sur Internet. Face à une évolution planétaire irrépressible, se pencher sur la France, sa création et ses créateurs pouvait paraître anachronique. D’autant que, précisément, la production typographique et, plus généralement, les débats autour de la lettre qui s’y tenaient étaient assez éloignés du théâtre des opérations : la Californie, Londres, Berlin ou La Haye. « Le catalogue Fontfont [fn]Les termes ancestraux de fonte (en anglais font) et de fonderie, désignant l'ensemble d'une police de caractères et l'entreprise qui les fabrique et les diffuse sont demeurés et même revendiqués dans l'univers numérique[/fn] contient, en tout et pour tout, quatre séries de créations françaises…, notait Muriel Paris, […] reflet de notre réveil tardif, cette faible représentation souligne également une situation économique difficile. En France, […] les dessinateurs de caractères vivent rarement de leur travail. » _ LES PENDULES À L'HEURE Si la présence de créateurs français au palmarès des sites des fonderies ne peut être tenue comme un élément de mesure absolue, il n’en demeure pas moins que ce dense réseau en ligne domine désormais la « planète typo », quantitativement et qualitativement. Toute proportion gardée, cette présence ne s’est guère accrue en une décennie. On peut s’en consoler en estimant qu’elle n’a pas non plus décliné ou qu’il est d’autres méthodes d’évaluation, ou se retrancher derrière une quelconque « exception » pour tenter d’expliquer le manque « d’appareil critique et de reconnaissance [fn]Malou Verlomme, entretien, mai 2009[/fn] » dont pâtit la typographie en France. Force est de constater que si celle-ci n’a pas périclité, c’est avant tout parce que quelques individualités – déjà au-devant de la scène il y a dix ans – n’ont pas déçu, bien au contraire, de Pierre di Sciullo (voir focus) à Jean François Porchez, de Philippe Apeloig à l’atelier M/M (Paris). Par bien des aspects, c’est grâce à un graphisme d’auteur qui a su maintenir son rang que la typographie s’est trouvée entraînée au point d’être regardée de l’étranger comme l’élément d’une french touch appréciable. Cela n’est pas rassurant pour autant. Des responsables culturels ont pris la mesure de la précarité de la situation et permis que des recherches et des créations se développent. Des résidences centrées sur l’art de la lettre (voir focus) ont été régulièrement accordées à la Villa Médicis. Des aides à la création et à la recherche théorique ont également été attribuées par le CNAP. Au demeurant, il apparaît que si un bon niveau général a pu se maintenir, c’est probablement, en amont, grâce à des initiatives pédagogiques singulières, dont certaines ont malheureusement cessé [fn]Le scriptoriuem de Toulouse a fermé ses portes en 2005. L'activité de l'Atelier national de recherche typographique (ANRT), creuset d'un typo-graphisme singulier, d'où sont issusAndré Baldinger, Thomas Huot-Marchand, Elamine Maecha, notamment, est suspendue depuis 2007[/fn] et, en aval, en raison d’une demande soutenue des institutions, mais surtout des acteurs économiques, lesquels ont nourri une typographie d’entreprise dont les concepteurs sont souvent méconnus[fn]Voir le typographe, site internet de Christophe Badani, « créateur de caractère typographiques, logotypes et pictogrammes». Voir également Serge Cortesi et ses créations de caractères destinés aux entreprises, de Citroen à Gaz de France[/fn].
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L'EXEMPLE TYPO-GRAPHIQUE

l y a dix ans, des graphistes comme Philippe Apeloig ou les M/M (Paris) contribuaient déjà à redonner vie à une typographie de création. Depuis son séjour à la Villa Médicis, première résidence dont bénéficiait un graphiste, Philippe Apeloig a étroitement associé ses réalisations graphiques à ses créations de lettrages et a su populariser, à travers de nombreuses expositions, son art de la lettre. Ces dernières années, il a livré plusieurs alphabets de titrage, complétant les séries de la décennie précédente. Les M/M (Paris) n’ont cessé également de placer la lettre au cœur de leur dialogue entre le graphisme et l’art. Ils ont forgé un univers baroque au sein duquel d’étonnants titrages s’agencent selon une construction savante des degrés de lecture. Avec le catalogue Une histoire matérielle, recueil des collections du Musée national d’art moderne, en 1999, ils ont imposé leurs choix typographiques, concevant un caractère spécialement pour la publication, ouvrant une ère nouvelle au graphisme éditorial. Par la suite, leurs interventions pour le Palais de Tokyo (2000) et l’Ensad (2004) ont également fait l’objet d’élaboration de caractères exclusifs. Ceux-ci sont devenus des témoignages des débats qui ont traversé graphisme et typographie ces dix dernières années, entre expressivité et lisibilité, entre lettrages de commande et typographie à vocation patrimoniale. La lettre et les signes du Palais de Tokyo abandonnés par leurs commanditaires, les M/M (Paris) les diffusent gratuitement sur leur site sous l’intitulé « Tokyo Palace In Memoriam », prolongeant ainsi les « situations graphiques » qu’ils ont su provoquer en France et dans le monde.

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OSER LA LETTRE

Dans les années 2000, de nombreux graphistes ont « osé la lettre », selon l’expression de Franck Jalleau. S’appuyant sur l’exemple de leurs aînés, des créateurs comme Frédéric Teschner – ancien collaborateur de Pierre di Sciullo et de l’Atelier de création graphique – ont su élaborer des lettres de titrage parfaitement originales ainsi que des alphabets complets pour des systèmes d’identité ou des projets éditoriaux [fn]Frédéric Teschner a réalisé des polices de caractères originales pour l'identité visuelle des manifestations «Plein Soleil» et «L'été des centres d'art», et pour «Les Maîtres d'art», collection Hors-Commerce (Commande publique de bibliophilie, Cnap)[/fn]. Pour l’exposition « Dada » au Centre Pompidou (2005), l’atelier deValence a conçu un alphabet destiné à l’identité de l’événement, de la signalétique au catalogue, popularisé sous l’appellation Dada Grotesk dans des travaux de commande, ainsi que dans la revue Back Cover consacrée au design graphique. Cette création est significative d’un retour vers les caractères antiques privilégiés par les avant-gardes. Au-delà du baroque, les années 2000 ont été en effet marquées par la résolution de jeunes graphistes à se référer aux formes basiques et modulaires, dont témoignent les créations d’identités de H5 ou les systèmes signalétiques proposés par Trafik, en région Rhône-Alpes. Cet attrait pour les alphabets géométriques [fn]Superscript, à Lyon, diffuse depuis peu un Basics néo-Bauhaus largement décliné, et le studio est également à l'initaitive de la parution de Ink, « revue participative autour de la typographie et du design graphique»[/fn] est contrebalancé par un goût toujours aussi vif pour les lettrages expressionnistes, dans la tradition affichiste. À cet égard, le studio Vier5 s’offre en modèle, développant le thème d’une signature personnelle, évolutive, pour chaque commande et quelles que soient les applications. Dans un autre registre, Étienne Robial, ayant quitté ses fonctions de directeur artistique à Canal+, parfait les nombreux alphabets de titres qu’il a conçus pour l’habillage de la chaîne, dont de jeunes graphistes comme Dupont & Barbier font un usage conséquent.

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MOI AUSSI, JE SUIS TYPOGRAPHE

L’excellence de la production typographique d’une pléiade de graphistes auteurs ne peut cacher la forêt de réalisations indigentes, « chacun s’imaginant apte à réaliser des polices techniquement irréprochables à un coût négligeable [fn]Tierry Gouttenègre, entretien, mai 2009[/fn] ». Si les graphistes proposent de plus en plus souvent une création typographique en réponse à une commande, beaucoup de fontes exécutées dans ce cadre résultent d’une approche purement formaliste. L’aphorisme d’Appolinaire, « Moi aussi, je suis peintre », est en quelque sorte pris à la lettre, sans distance ni ironie. Ces caractères de titrage, pour l’essentiel, sont proposés à la vente sur des sites où le pire côtoie le meilleur. Toutefois, la vague de nouveaux alphabets dont le dessin et l’utilisation relèvent du pur effet visuel a baissé d’ampleur. « Le bidouillage de fontes existantes qui apportait une excitation immédiate grâce à des formes inattendues est passé de mise[fn]Xavier Dupré, entretien, mai 2009[/fn] . » Les graphistes continuent de marier les références les plus diverses mais font preuve d’une plus grande maîtrise de la citation. L’hybridation des formes s’assagit autant qu’elle s’approfondit. Si bien que de jeunes graphistes osent la lettre au point de la dessiner non plus seulement pour des titrages ou des identités – et en premier lieu la leur –, mais également pour se confronter à la création de caractères « de labeur » destinés à la lecture courante. Les formats numériques ont favorisé cette ouverture, mais ils ont également permis aux graphistes de mieux appréhender la difficulté que revêt ce genre d’entreprise. Les meilleurs d’entre eux ont accédé à la pleine conscience que « la conception d’une typographie pour un usage unique et très spécialisé est d’une autre nature que celle d’une police dont la vocation est d’être choisie, achetée et utilisée par d’autres dans de multiples conditions [fn]Muriel Paris, entretien, mai 2009[/fn] ». S’affronter à une production de fontes complètes, sans parler des projets multistyles, nécessite un savoir spécifique, une maîtrise technique de plus en plus prononcée et mobilise beaucoup d’énergie et de temps [fn]À titre d'exemple, on pourra découvrir sur le site Le Typophage de Christophe Badani les treize styles de la typographie Vinci et le codage complet de la fonte Vinci Sans, publiés en 2008, pour l'entreprise éponyme[/fn]. C’est la fonction et l’art des dessinateurs dont la démarche est séparée de celle des graphistes par une frontière invisible et souvent franchie, mais néanmoins bien réelle.

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LES DESSINATEURS DE CARACTÈRES

Peu nombreux en France, mieux installés dans les pays anglo-saxons et aux Pays-Bas, les créateurs de caractères typographiques forment une confrérie restreinte dans le monde. Quelques figures, depuis une décennie, ont accédé à une dimension internationale (Jeremy Tankard, Lucas de Groot, Peter Bil’ak, Hoefler & Frere-Jones, Christian Schwartz). À proprement parler, leurs prérogatives empiètent sur la frontière entre graphisme et dessin de lettres : leurs talents sont régulièrement sollicités pour des recherches de logotypes ou d’identités. En France, leur titre est souvent celui de conseiller, indépendant ou attitré d’une agence. Franck Jalleau occupe une place particulière dans cet aréopage. Formé au Scriptorium de Toulouse puis à l’Atelier national de création typographique (ANCT)[fn]L'ANCT a été fondé en 1985 par décision du ministère de la Culture. il est devenu l'Atlier ational de recherche typograhique (ANRT) à partir de 1989[/fn] , il intègre l’Imprimerie nationale pour numériser les caractères historiques. Son parcours le situe dans une position de « passeur » entre tradition et modernité. Il fonde avec Michel Derre et Margaret Gray le diplôme supérieur d’art appliqué « Création typographique » de l’École Estienne, où sont maintenus vivants l’enseignement de la calligraphie et la réflexion sur l’héritage. Issu du Scriptorium également, Thierry Puyfoulhoux, par son exemple, a su entraîner une nouvelle génération. Il a été l’un des premiers à diffuser ses créations sur un site personnel, Présence typo, défendant le statut d’auteur et entretenant un lien étroit avec les graphistes. Jean François Porchez a suivi un parcours plus axé sur la typographie et puisant à l’histoire de la discipline. Il est probablement le dessinateur de caractères français le plus célèbre, ayant acquis une stature internationale grâce à ses réalisations pour la presse écrite notamment, grâce également à sa Typofonderie, site sur lequel il diffuse ses propres caractères. Il s’avère à son tour un passeur par le biais de son enseignement, de son rôle au sein de l’ATypI et de celui joué par son site, Le Typographe, lieu majeur des débats en français. Il a été l’inspirateur de typo-graphistes et de créateurs de caractères parmi lesquels Éric de Berranger ou, plus récemment, Stéphane Elbaz. Xavier Dupré se révèle un autre étonnant héritier de la formation calligraphique. Issu lui aussi du Scriptorium, grand voyageur, passionné des écritures du Sud-Est asiatique, il s’est voué au dessin de lettres à la fin des années 1990. Depuis, sa renommée n’a cessé de grandir et les caractères qu’il a créés accèdent aux meilleures places des sites de diffusion emblématiques, comme Fontfont, Emigre ou FontBureau [fnChez FontFont, le Tartine Script (2001) et le Sanuk (2006) bénéficient d'une demande soutenue, qui ne s'est pas limitée à la promotion liée à leur lancement[/fn].

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LES JEUNES POUSSES

S’inspirant de la typographie-signe de Pierre di Sciullo ou de Toffe, Jack Usine, « tenaillé par le besoin d’expérimenter, de mélanger les styles et de montrer une production “populaire” et de qualité [fn]Jack Usine, entretien, mai 2009[/fn] », publie des fontes expressionnistes qui connaissent un succès croissant, apparaissant aux yeux de jeunes typographes parmi les plus intéressantes investigations contemporaines dans le champ de la « fantaisie ». Dans un registre moins expérimental, Jean-Baptiste Levée, issu d’Estienne, ancien assistant de Jean François Porchez et de Christophe Badani, ainsi que Malou Verlomme, diplômé de l’Esaa Duperré puis de l’Université de Reading, collaborateur récent de la fonderie Hoefler & Frere-Jones, développent des recherches prometteuses. Tous deux sont des typographes indépendants, peut-être plus proches du graphisme d’auteur que ne l’étaient leurs aînés, avec une appétence particulière pour l’édition. Enfin, lors du dernier Type Director’s Club de New York, Stéphane Elbaz, Mathieu Réguer, Laurent Bourcellier et Jonathan Perez se sont vus attribuer des récompenses pour leurs travaux, ce qui a été perçu par le monde professionnel comme une irruption marquante de la jeune création française sur la scène internationale. Les trois derniers nouveaux venus sont diplômés de l’École Estienne, Réguer complétant sa formation à l’Université de Reading. Parcours hautement significatif des plus jeunes auteurs et qui révèle également des tendances européennes convergentes. À partir d’enseignements fondés sur l’étude de l’écriture et sur l’analyse des modèles historiques, les jeunes designers de caractères participent d’un mouvement de redécouverte de la lettre humanistique. Ce retour aux sources est débarrassé de tout aspect chauvin ; largement croisé d’influences diverses (britannique, française et néerlandaise), il se prête au dialogue « équitable » avec les écritures et les typographies non européennes. Inspiré de l’esprit de la typographie des origines – contribuer à la République des Lettres et à la sécularisation de l’écrit –, il peut constituer un courant irriguant le graphisme.

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PARADOXE TEMPOREL

Albert Boton a pu dire encore récemment : « Il faut dix ans pour qu’un caractère apparaisse. » Et Malou Verlomme de surenchérir : « Le monde de la typographie se meut lentement, et les œuvres remarquables sont souvent celles dont la réalisation requiert le plus de temps. » C’est peut-être là que se situe toute la différence entre le graphisme et la typographie à proprement parler. Le premier est mieux à même de traduire dans l’instant les changements d’une société, par le biais de l’éclatant message d’une affiche par exemple. Tandis que l’art de la lettre, particulièrement celui qui relève de l’élaboration des caractères de lecture courante, nécessite une longue genèse, émaillée de corrections multiples, pour aboutir à un alphabet s’inscrivant dans la durée. De même, des alphabets conçus pour des systèmes d’identification, s’ils revêtent une qualité singulière, peuvent mobiliser bien plus longtemps que prévu le talent de leurs auteurs pour se parfaire et également aboutir à des types d’exception. Les possibilités du graphisme, dont celles du dessin de lettre, ont été considérablement accrues par les avancées du numérique, parmi lesquelles la vitesse d’exécution. Mais le temps nécessaire à la pleine maturité d’une œuvre n’est jamais apparu aussi clairement irréductible;

Dernière mise à jour le 24 octobre 2019