Écologie graphique et signalétique urbaine

Par Jérôme Denis et David Pontille

Les lieux publics constituent de véritables écologies pour les signes : affiches, enseignes, panneaux publicitaires, inscriptions, graffiti, autocollants, marquages, écrans sont autant d’espèces graphiques qui les peuplent et y pullulent. Ces espèces coexistent parfois dans une sorte de respect mutuel, chacune se voyant attribuer une place par rapport à l’autre. D’autres se répliquent dans l’espace de manière organisée et sont mises en correspondance par une typographie commune. Elles peuvent aussi se succéder dans un même site. Dans ce cas, si elles ne sont pas retirées au profit des nouvelles, il arrive que les versions cohabitent un moment, les plus anciennes s’effaçant progressivement avec le temps, laissant la place aux dernières arrivées. Il est également possible que la compétition soit plus affirmée : les espèces graphiques entrent alors directement en lutte pour l’occupation d’un même territoire, les unes recouvrant parfois les autres. Lorsque cette lutte prend une tournure officielle, voire juridique, elle s’actualise en un incessant cycle de « nettoyage » et de réinscriptions.

Parmi ces espèces graphiques, la signalétique occupe une place particulière. Instrument d’accessibilité, elle vise à s’adresser au plus grand nombre en occupant un lieu aux caractéristiques architecturales extrêmement diversifiées. Chargée de donner une forme d’intelligibilité au lieu qu’elle équipe,
elle est censée assurer une part de sa cohérence. La signalétique équipe également des personnes. Les mots, les formes graphiques, les couleurs qu’elle expose apportent des indications de position et de direction. Elle offre des prises pour se repérer dans un milieu généralement complexe, qu’il s’agisse d’un espace relativement clôt comme un musée, une gare ou un aéroport, ou d’un espace beaucoup plus ouvert tels une autoroute, un parc ou une ville.

La conception d’une signalétique est donc particulièrement délicate : outre ses dimensions esthétiques et visuelles, elle a une dimension doublement fonctionnelle dont elle ne peut se déprendre : d’un côté, elle constitue un outil d’orientation des personnes et de gestion des flux, de l’autre, elle est un dispositif d’ordonnancement de l’espace particulièrement puissant.

Avec l'esthétique : représentation et action

Dans les espaces urbains, de nombreuses inscriptions jouent sur la dimension expressive des éléments graphiques. Formes et couleurs, mots et formules ont pour vocation d’offrir un paysage graphique composite : projet d’embellissement de certaines façades, projection des passants vers d’autres horizons ou encore marquage de certains sites d’une présence institutionnelle particulière (telle figure emblématique du passé ici, telle autorité administrative là…). L’épigraphie médiévale et contemporaine est particulièrement riche de ce type d’inscriptions.Armando Petrucci a souligné les modalités politiques du développement de ces formes scripturales qui ornent certains monuments au fil des périodes historiques, documentant leurs variantes typographiques successives et leurs formes d’expression attendues ->1.

Tout projet de signalétique est traversé par des enjeux esthétiques : l’élégance d’une typographie, la mise au point d’une gamme de couleurs, l’agencement des mots et des pictogrammes, etc., constituent autant d’étapes créatrices tournées vers l’instauration d’un ordre expressif singulier. Dans les conditions idéales d’une telle réalisation, écriture et architecture sont vouées à être pensées ensemble, investies dans un même
mouvement tendu vers la production d’une esthétique globale qui, tout en revendiquant ses propres lignes d’innovation, prend place le plus harmonieusement possible dans l’environnement urbain. Le succès d’une réalisation est alors synonyme d’un haut degré de cohérence, par laquelle caractéristiques architecturales et propriétés graphiques dotent le lieu d’une identité visuelle.

Pour autant, la signalétique n’est pas guidée uniquement par un principe expressif. Les différents éléments graphiques dont est composé tout système de signes directionnels sont simultanément destinés à produire de l’intelligibilité. En prenant place au sein d’une configuration architecturale, ils visent à en donner des clefs de lecture, à en proposer de possibles interprétations, à en guider l’expérience : à en exposer matériellement, sinon un mode d’emploi, au moins les principales modalités de circulation. Qu’il s’agisse de musées, d’aéroports, de gares ou de stations de métro, la signalétique met à la disposition de celles et ceux qui se tournent vers elle des repères graphiques destinés à la mobilité urbaine.

La puissance de ces ensembles graphiques intrigue et fascine tout à la fois, portant ainsi régulièrement aux nues leurs créateurs. Mais elle peut aussi irriter et conduire à des dénonciations de la froideur des lieux : leur intelligibilité ne serait déléguée qu’à des panneaux au détriment des échanges entre êtres humains. On comprend assez facilement qu’elle serve de terreau aux analyses sémiologiques, focalisées sur l’étude des relations entre cette multitude de signes et les jeux de références croisées qu’ils opèrent. La signalétique est toutefois composée d’éléments graphiques qui ne cadrent pas totalement avec la tradition sémiologique. Le repérage dans les lieux dotés de panneaux directionnels n’est pas uniquement de l’ordre de la signification. Les mots, les pictogrammes et les flèches sont constamment pris en tension entre deux régimes particuliers.

Le premier est celui de la représentation. De même que les multiples inscriptions produites dans les administrations ou les laboratoires scientifiques sous la forme de listes, de tableaux ou de cartes, les éléments de la signalétique sont constitués en fidèles représentants graphiques d’une portion du monde. La représentation concerne ainsi le nom de certains lieux : c’est en suivant les multiples occurrences d’un nom inscrit sur un panneau (par exemple « sortie », ou le nom d’une gare de chemin de fer ou d’une station de métro) qu’on peut se retrouver dans le lieu qu’il désigne en fin de parcours. Les éléments graphiques de la signalétique peuvent également représenter, sinon un énonciateur en particulier bien identifié, au moins l’autorité institutionnelle qui gère les lieux, telle la RATP dans le cas de la signalétique des transports parisiens, et tout spécialement du métro.

Le second régime est celui de l’action. Les différents composants graphiques des panneaux directionnels ne sont pas seulement des représentants, ce sont également ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari appellent des « mots d’ordre » : des signes totalement tournés vers l’action ->2. Dans les panneaux accompagnant le déplacement, certains composants font signe autant qu’ils font faire. Ce statut de signe « a-représentationel »  est parfaitement endossé par la flèche, un élément graphique qui façonne la continuité du mouvement. Scandant inlassablement la même injonction  (« c’est par ici », « prendre par là ») à chacune de ses occurrences, elle indique le sens de la marche en pointant vers une direction. L’action de la flèche est interne à sa forme graphique même ->3.

Les tensions entre ces deux régimes s’expriment différemment d’une réalisation à l’autre. Par exemple, lors du renouvellement de sa signalétique dans les années 1990, la RATP s’est engagée dans un important processus de standardisation des éléments graphiques au nom d’une homogénéisation des espaces de transport. Simultanément, l’entreprise a commandé à Jean François Porchez une typographie spécifique, la Parisine, dessinée non seulement pour faciliter la lisibilité et la visibilité des indications, mais aussi, comme son nom l’indique, pour marquer l’identité parisienne. Elle fut adaptée, bien plus tard, à toute la communication institutionnelle de l’entreprise. Lorsque Pierre di Sciullo réalise la signalétique du Centre national de la danse à Pantin en 2004, il crée une typographie faite de nombreuses ondulations, le Minimum, destinée à entretenir un dialogue soute nu avec le lieu
architectural et l’activité qu’il accueille. Plus récemment, la commémoration nationale des attentats du 11 Septembre a donné lieu à une situation exceptionnelle dans le métro new-yorkais : au lieu de s’aligner sur les standards en vigueur qui promeuvent l’usage exclusif de la typographie Helvetica en blanc sur fond noir, plusieurs stations sont désormais équipées de panneaux directionnels spécifiques où les indications en Helvetica cohabitent avec d’autres qui pointent en direction du « 9/11 Memorial » avec la typographie Gotham en blanc et bleu ->4. Ces différentes réalisations visent, chacune à leur manière, à réhabiliter le régime de la représentation au sein de signalétiques directionnelles qui, en privilégiant la clarté et l’uniformité typographiques, mettent l’accent sur le régime de l’action.

Discipliner les corps

Les projets de signalétique voient rarement le jour dans leur forme initialement prévue : face aux plaintes et aux critiques adressées, au nom de la lisibilité, aux options chromatiques et typographiques retenues, les graphistes sont régulièrement amenés à modifier leur projet initial. De tels contretemps renseignent en creux sur un autre aspect de la tension entre représentation et action qui traverse toute signalétique. Dispositif d’accessibilité universelle, chaque signalétique est confrontée à l’impossibilité de prendre en considération l’ensemble des usagers et de leurs particularités cognitives, motrices ou culturelles.

Dans les lieux publics, et plus particulièrement dans les sites traversés par d’importants flux (aéroports, gares, métros), les choix typographiques accordent généralement une importance de premier plan à la visibilité, associée à l’harmonisation et à la standardisation des couleurs. Les signalétiques des aéroports d’Amsterdam Schiphol et de Paris-Charles-de-Gaulle, respectivement conçues par Benno Wissing en 1967 et Adrian Frutiger en 1977, sont des exemples canoniques qui ont marqué l’histoire dans le domaine. La typographie éponyme de ce dernier est reconnue pour ses subtiles corrections optiques qui permettent à chaque lettre d’être lue à partir de différents angles. L’optimisation de sa lisibilité tient également dans la sobriété d’une gamme de deux couleurs fortement contrastées (le noir et le jaune) afin de retenir l’attention. L’objectif est d’obtenir un système signalétique qui soit à la fois simple et lisible, tout en étant reconnaissable rapidement par des personnes de langues différentes, qui traversent ces lieux bien souvent dans l’urgence.

Habitués, occasionnels, novices, touristes… les catégories de personnes qui traversent des espaces urbains sont nombreuses et déclinables à volonté. Bien qu’on puisse les regrouper dans des classes insistant sur leurs différences, elles présentent toutes, pour les responsables des lieux, le risque de comporter une horde de « barbares » aux comportements désordonnés, voire dangereux ->5. Tous les lieux publics requièrent, de la part de leurs usagers, des formes d’action spécifiques, certaines attitudes étant attendues, jugées particulièrement appropriées ou convenables, d’autres étant proscrites, voire considérées comme déviantes. Dans cette perspective, les panneaux indicateurs peuvent être érigés au rang de véritables outils de discipline des corps et des foules. Au même titre que d’autres instruments, procédures, techniques, etc., ils font partie de la gamme des micro-
dispositifs de pouvoir mis en évidence par Michel Foucault ->6. Ils visent à encadrer et à canaliser le plus fermement possible les déplacements en façonnant au plus près les comportements.

À cet effet, les concepteurs anticipent les manières dont les usagers des lieux devront se mouvoir, élaborent des projections des futurs flux de circulation et inscrivent dans les éléments graphiques des façons convenables d’interagir avec eux. Dans les jalons théoriques posés par Roger Tallon et Henri-Pierre Jeudy à propos d’une signalétique commune à la RATP et à la SNCF en 1980, qui n’a finalement jamais été totalement déployée, ce travail d’inscription des usagers dans les éléments graphiques est particulièrement explicite : l’usager « doit fournir un effort minimal aussi bien pour l’apprentissage que pour la lecture et la compréhension de ces signes. […] Il s’agit de réduire les écarts possibles dans la pratique de l’usager entre la perception et toute activité cognitive ->7 ». De telles formulations témoignent de véritables théories, qui portent aussi bien sur l’usage des lieux publics que sur celui des éléments de signalétique en tant que tels. Elles soutiennent des programmes d’action, ce que Madeleine Akrich nomme des « scripts », qui sont directement intégrés dans les composants graphiques de la signalétique ->8.

Pour qu’une signalétique devienne un vecteur fort de mobilité, ses concepteurs et designers investissent ainsi dans les signes de plusieurs manières. Les options typographiques (empattements, espacements entre chaque lettre), les formes sémantiques, les éventuelles abréviations, les caractéristiques des pictogrammes, la gamme des couleurs ou encore la répartition des éléments sur chaque panneau ne sont pas uniquement conçues pour aboutir à un système de signes cohérents les uns par rapport aux autres. L’enjeu est également d’offrir une palette d’usages. La signalétique de la RATP est un exemple typique de ces tentatives d’inscription d’usages contrastés dans les signes directionnels. Certes, quelques modules se présentent toujours comme des textes à lire et visent avant tout à diffuser des « messages » auprès des usagers. C’est le cas de certaines plaques qui indiquent les horaires  de circulation des trains, ou que telle entrée est réservée aux voyageurs munis d’un titre de transport. Mais de nombreux autres éléments sont davantage destinés à être aperçus qu’à être déchiffrés. Par exemple, un simple coup d’œil peut suffire pour constituer les flèches et les icônes standardisées en repères pertinents afin de choisir entre plusieurs options à un embranchement. De même, les couleurs des différentes lignes ont fait l’objet d’une intense réflexion pour être aperçues facilement de loin dans un espace sombre et engendrer ainsi des quasi-automatismes. Et les mots eux-mêmes ne sont pas faits pour être uniquement lus, notamment lorsqu’ils indiquent la direction d’une ligne : écrits en capitales et bas de casse et en caractères de petit corps, la reconnaissance de leur forme à distance est facilitée.

Destinée à l’accessibilité des lieux publics, toute signalétique résulte de la mise en œuvre de principes théoriques et d’options graphiques qui, même s’ils ne constituent pas des instruments de discipline coercitifs, privilégient certaines actions possibles au détriment d’autres relations des usagers aux éléments graphiques. D’où les inéluctables plaintes de ceux qui se sentent lésés face au corps des lettres minuscules de la RATP, qu’ils jugent trop petit.

La portée de la signalétique ne se réduit cependant pas à ses effets sur les usagers et sur leur circulation. Sa force pragmatique concerne également le milieu même de son déploiement. Tout ensemble signalétique est voué à façonner l’environnement qui l’accueille, participant à la production d’un territoire plus ou moins stabilisé.

Ordonnancer les espaces

Plus qu’un simple jeu d’éléments pertinents, la signalétique agence un ensemble de composants graphiques en un système modulaire et hiérarchisé au sein duquel chaque élément ne prend sens que dans ses étroites relations avec les autres. La typographie, les couleurs, les flèches, les pictogrammes permettent une grande variété de combinaisons qui se décline d’un panneau à l’autre. La redondance de ces différentes formes graphiques assure une relation de contigüité des inscriptions, dédiée à la production de parcours au fondement du principe de mouvement et de la mobilité urbaine. Au fil de ces  parcours, les panneaux sont envisagés dans leurs relations réciproques, éléments formant une chaîne ininterrompue de références qui façonnent un lien dans l’espace.

Par le truchement de cette répétition d’occurrences renvoyant les unes aux autres s’installe une cohérence spatiale particulièrement puissante. D’un côté, la présence des divers composants du système délimite les seuils qui font pleinement exister un lieu en tant que tel. Assurément, au-delà, nous ne sommes plus dans le même lieu. Le cas des réseaux ferrés (trains ou métros) l’illustre bien : les panneaux de signalétique équipent chaque station selon des modalités identiques, de sorte que, quel que soit le point du réseau de transport par lequel on entre, les caractéristiques graphiques de l’environnement demeurent similaires. De ce point de vue, contrairement à la tendance qui caractérise les aéroports internationaux, le métro parisien se distingue très nettement d’autres métros, tout comme il se détache du réseau ferroviaire de la SNCF avec lequel il partage pourtant certains espaces.

De l’autre, les multiples façons d’agencer les composants entre eux participent d’un découpage de l’espace et façonnent un véritable quadrillage. Par exemple, à l’échelle du seul métro parisien, la stricte division des lieux va bien au-delà de la répartition des stations dans l’espace urbain ->9. Avec la signalétique, l’environnement se trouve organisé en régions nettement distinctes et divisé en zones spécifiques : des halls d’entrée avec un plan du réseau et un plan de quartier ; des couloirs avec des flèches, des numéros de lignes et des noms de directions ; des quais avec des plans du réseau, des correspondances, des noms de stations et des noms de sorties. Les différentes zones se répètent de station en station et produisent, malgré les disparités architecturales, une série de lieux types.

L’installation d’une signalétique ne consiste donc pas en un simple ajout d’éléments graphiques à un monde déjà ordonné. Au contraire, le processus même d’installation d’un système signalétique transforme le monde en y installant un ordre particulier. La stabilisation de l’environnement, associée à une forte différenciation des espaces, transforme un agencement architectural en territoire de circulation. Sans aucune inscription, l’espace urbain resterait un lieu à l’architecture plus ou moins complexe, à l’aspect plus ou moins labyrinthique. La présence d’une signalétique fait bien plus qu’y apporter un paysage graphique : elle oriente l’espace, le transforme en un vecteur propice au déplacement. Repères de la mobilité, les composants graphiques stabilisent donc à la fois les personnes – dont le statut de passants ou de flâneurs est transformé tantôt en passagers ou voyageurs, tantôt en visiteurs ou touristes, tantôt en excursionnistes ou pèlerins – et les lieux.

Tels de véritables gardiens de l’ordre produit par leur présence même, les signes de la signalétique tiennent littéralement le lieu. En tant que dispositif d’ordonnancement graphique de l’espace, la signalétique urbaine est loin, cependant, d’être toute puissante. Son milieu, la ville, présente de nombreuses contraintes.

Les conditions architecturales représentent d’abord un défi permanent. La position des bâtiments et l’agencement particulier des lieux constituent des éléments tangibles, souvent préalables à l’intervention des designers graphiques, avec lesquels ils ont continuellement à composer. C’est en s’en accommodant qu’ils élaborent des créations ajustées à chaque situation, à l’image des réalisations de l’autobus impérial ou de Téra-création (ex-Thérèse Troïka) qui placent ce travail de conciliation entre architecture et graphisme au cœur de leur démarche. Mais il arrive aussi que certains aspects du programme architectural soient modifiés au fil des travaux, par exemple à la suite d’un renouvellement de l’équipe responsable de la rénovation ou de la construction d’un lieu. Les décisions qui en découlent alors ont parfois des conséquences directes sur le système signalétique envisagé, les transformations architecturales conduisant les designers à abandonner divers composants de leur projet initial.

Les modules de signalétique prennent également place dans une véritable écologie des réglementations. Les lois et les règlements qui encadrent la circulation des personnes sont très nombreux : le droit fixe notamment les règles de sécurité spécifiques à chaque lieu ou bâtiment, les institutions disposent de leur propre règlement intérieur… Ces réglementations sont de plus en plus nombreuses avec l’augmentation des flux de personnes et la montée de la menace terroriste. Elles sont également marquées par une forte instabilité : elles font l’objet de mises à jour et d’aménagements réguliers (par exemple l’obligation d’afficher l’interdiction de fumer au sein des lieux publics ou de jalonner dans chaque bâtiment un parcours vers les issues
de secours) qui obligent les concepteurs de signalétique à revoir régulièrement aussi bien les caractéristiques graphiques et informationnelles de leurs systèmes que les emplacements de chaque module dans les lieux qu’ils équipent.

Et, comme nous le rappelions en introduction, lorsque la signalétique prend place en ville, un milieu dense où se côtoient des écrits publicitaires, des enseignes de magasins, des graffiti, des affiches, des autocollants, etc., les conditions de son intégration sont délicates. Elles passent par de véritables luttes graphiques et une forme de maîtrise des autres espèces qui déborde largement le seul travail du graphiste.

Par ailleurs, la signalétique elle-même est objet de maîtrise et de critiques, certains la dénonçant comme participant à la saturation informationnelle des espaces publics. Sa présence dans les espaces urbains se joue alors dans l’adoption d’une position subtile, entre prégnance et saillance. L’enjeu est de réconcilier une forme de modestie d’un système graphique qui n’encombre pas l’espace public, avec une volonté d’omniprésence, moteur de la mission d’ordonnancement du dispositif. Le défi n’est pas mince, les demandes des collectivités n’étant pas toujours compatibles avec ces termes. Par exemple, la signalétique peut être mobilisée à des fins de marquages énonciatifs à l’heure où les instances susceptibles de s’identifier dans les lieux publics se multiplient. À l’inverse, les questions de pollution visuelle sont aujourd’hui cruciales et les signalétiques institutionnelles peuvent  difficilement se permettre d’ajouter à la cacophonie graphique des villes [voir « Une loi pour une ville propre », II  Aa 23].

Les réglementations en ce sens sont à double tranchant pour les projets de signalétique : elles les protègent en partie de l’« invasion » d’espèces graphiques indésirables, mais les contraignent dans leurs conditions d’existence esthétique, matérielle et géographique.

L’ensemble de ces caractéristiques en appelle directement à la responsabilité du graphiste : en proposant des systèmes de signes dédiés à l’orientation, celui-ci ne fait pas qu’équiper fonctionnellement ou esthétiquement des lieux. Il contribue très directement à façonner l’action des personnes qui les traversent et il participe ainsi aux modes d’existence des espaces publics contemporains. Tout projet de signalétique s’accompagne de ce fait de la production, qu’elle soit volontaire ou non, d’un objet éminemment politique.

Implications

La signalétique est donc un dispositif graphique très particulier, qui contraste fortement avec d’autres types d’objets que les graphistes sont amenés à concevoir. Les spécificités évoquées ici ont trois types d’implication pour l’activité de création.

Elles soulignent d’abord l’importance du travail en équipe. Traiter les multiples contraintes de la signalétique ne peut se faire sur le modèle de la créativité « à l’ancienne », dans lequel un auteur prendrait en charge la plus grande partie du processus. Une  équipe pluridisciplinaire est essentielle au succès de ce type de projets.  Dans  ces  configurations, la  question de l’attribution finale est particulièrement délicate. Avec les nouvelles technologies de la chaîne graphique et la division des tâches entre plusieurs sites de travail, auxquelles s’ajoutent parfois des commanditaires qui estiment être en droit de revendiquer la paternité de tel ou tel projet, la dissolution de l’auteur se profile comme un risque non négligeable.

Les organisations au sein desquelles les projets de signalétique prennent place constituent un autre aspect essentiel à prendre en considération. Comme le montre l’étude remarquable de Paul Shaw à propos de la signalétique du métro new-yorkais, la difficulté à occuper une position adéquate parmi les services qui sont concernés en interne par le projet est réelle [voir « Helvetica et le métro de New York City », II  Ab 28].

C’est pourtant cette position, non plus dans l’écologie graphique des lieux mais dans l’écologie organisationnelle des institutions, qui assure en grande partie la réussite du projet, de la rédaction des premiers documents techniques jusqu’à l’installation effective du dernier panneau. Les différences sont flagrantes de ce point de vue dans l’histoire des signalétiques parisienne et new-yorkaise. Tandis que la typographie jouait un rôle essentiel à New York, portée par la volonté d’Unimark de généraliser l’usage de la Standard, puis de l’Helvetica,  elle a eu beaucoup de mal à s’imposer
au départ dans la mise en place du nouveau système. À l’inverse, à Paris, la typographie était pensée comme un composant parmi d’autres de la  signalétique, commandée à un typographe extérieur à l’équipe de conception initiale, mais en revanche destinée par ses spécificités à des enjeux identitaires  forts.
Enfin, l’enjeu est de trouver, malgré tous ces éléments qui sont autant de contraintes et de défis dans l’univers parfois très ouvert du graphisme, des  espaces de créativité et d’originalité. La conception d’un système signalétique doit pouvoir engager de véritables perspectives d’innovation tout à la fois esthétiques et matérielles, au risque sinon de tomber dans une fonctionnalisation sémiotique des espaces totalement désincarnée.

Dernière mise à jour le 24 octobre 2019