Constituer une collection

par Emily King

Il existe autant de raisons de constituer et d’enrichir une collection que de collections elles-mêmes. Une rapide étude de l’histoire des collections de design, notamment, révèle qu’une multitude de facteurs intervient dans leur constitution. Hasard, stratégie, acharnement, souplesse et rigueur sont autant de critères qui entrent en jeu. On constate souvent que, dans les premiers temps, la raison suit l’objet : un simple legs ou une excentrique accumulation d’œuvres marquent le point de départ de nombreuses collections de valeur. Cependant, au fur et à mesure que l’ensemble se développe et se pérennise, il convient d’inverser cette tendance. Pour s’accroître, il est essentiel que la collection obéisse à une logique. Selon Deyan Sudjic, directeur du Design Museum de Londres, il importe de pouvoir justifier tout autant pourquoi on achète un objet que pourquoi on ne l’achète pas.

La démarche initiale sous-tendant de nombreuses collections antérieures au XIXe siècle relevait de l’universalité. Un fonds comme celui du Victoria and Albert Museum (V&A) à Londres reposait sur l’idée qu’il était possible de rassembler dans un même espace tous les objets dignes d’intérêt. Naturellement, le V&A présente d’importantes lacunes – il n’existe par exemple qu’un département étranger, consacré à l’Asie –, mais celles-ci témoignent des préjugés culturels de ses fondateurs victoriens. Toutefois, au cours du XXe siècle, l’idéal d’exhaustivité a disparu et, aujourd’hui, les conservateurs de musées reconnaissent que les collections doivent être enrichies à partir de règles.

Fondée en 1929, la collection du Museum of Modern Art (MoMA) de New York a toujours suivi une démarche originale. Paola Antonelli, actuelle conservatrice en chef du département architecture et design, sillonne attentivement les frontières du « moderne » tout en reconnaissant les limites de ce terme : « [Le moderne] s’enracine dans une philosophie américaine énergique, une croyance dans le progrès, le perfectionnement et l’optimisme : la manifestation du rêve américain étendu à l’humanité », indique-t-elle, avant d’ajouter : « Je n’appliquerais peut-être pas cette politique si je n’étais pas chargée des collections du MoMA, mais elle convient à la tradition de l’institution. » On se rappelle que le MoMA avait refusé d’acquérir les créations du groupe de design italien Memphis au milieu des années 1980, faisant valoir que la priorité accordée à l’ornementation extérieure par rapport à la forme rendait ces œuvres insuffisamment modernes. D’autres institutions ayant vocation à constituer des collections adoptent des politiques plus neutres que celle du MoMA. La Bibliothèque nationale de France (BNF), par exemple, recueille la plupart de ses documents grâce au dispositif du dépôt légal, qui exige qu’un exemplaire de tout texte publié soit envoyé à la bibliothèque. « Nous ne sommes pas en droit de créer notre représentation du patrimoine national », explique Anne-Marie Sauvage, conservatrice en charge des affiches à la bibliothèque. Cette politique a pour avantage de permettre de recevoir des œuvres dont la valeur n’est pas immédiatement perceptible. Son inconvénient est d’engendrer d’importantes contraintes de stockage et de gestion pour la bibliothèque, qui a récemment commencé à conserver les œuvres graphiques sur support papier en format numérique uniquement.

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UNE COLLECTION POUR LE BIEN COMMUN

La protection et l’enrichissement d’une collection publique doivent, dans une certaine mesure, reposer sur un fondement social. Si le contribuable est tenu de financer la conservation et l’acquisition, ces dernières doivent lui apparaître comme étant d’intérêt général, notion se prêtant toutefois à de multiples interprétations. La Bibliothèque nationale, fondée au XVe siècle sous le règne de Louis XI, a été tour à tour une collection « royale », « impériale » puis « nationale ». Anne-Marie Sauvage souligne son rôle dans l’aide à la recherche mais ajoute qu’elle inspire aussi, comme bien d’autres institutions – la British Library à Londres, par exemple – un sentiment de grande fierté nationale. Il s’agit là d’un bien commun évident, mais ce n’est pas le seul : on peut aussi éprouver un sentiment de fierté à l’égard de sa discipline par exemple. Les objets de design, notamment les objets ordinaires, quotidiens, mobilisent rarement une grande attention. Paola Antonelli est convaincue du rôle fédérateur du MoMA à cet égard. « Le design représente selon moi le plus haut degré de la création humaine et je souhaite que les designers soient fiers de leur travail, dit-elle. En tant que conservatrice dans ce domaine, je veux inspirer les futurs designers. » De même, les collections peuvent contribuer à mettre en valeur une culture particulière, locale ou artisanale. Paola Antonelli donne l’exemple du musée d’Art urbain de São Paolo, au Brésil, qui valorise l’activité locale en la sauvegardant ; dans un registre légèrement différent, Deyan Sudjic confie que le lien qu’entretiennent certains objets avec Londres fait partie des critères d’acquisition du Design Museum. En intégrant la collection d’un musée, un objet s’inscrit dans une ligne directrice. Les critiques peuvent émettre des doutes quant à la validité absolue des décisions des conservateurs, et bien des pages ont été écrites sur la dimension partiale et souvent orientée des choix des musées. Mais pour les designers eux-mêmes et le public, l’entrée dans une collection constitue généralement un signe fort de reconnaissance.

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ÉDUCATION, ÉDUCATION, ÉDUCATION

Hormis la fierté, il est communément admis que l’intérêt majeur d’une collection de musée ou de bibliothèque est l’éducation. Cela englobe un large éventail d’activités, depuis les premières visites des élèves d’écoles primaires jusqu’aux recherches de doctorat ; chaque institution ayant vocation à constituer une collection doit définir son propre rôle dans la satisfaction des besoins des étudiants. La plupart des musées s’efforcent de couvrir l’ensemble des domaines éducatifs, mais la spécialisation est inévitable. La BNF met l’accent sur la recherche de haut niveau, Anne-Marie Sauvage imaginant de futurs chercheurs découvrant la valeur d’acquisitions encore méconnues. De son côté, au Design Museum, Deyan Sudjic cherche à collecter des œuvres déjà renommées – les archives des dessins de Margaret Calvert pour le système de signalisation du réseau routier anglais, par exemple – afin de rendre le design plus accessible.

L’énoncé de la mission du MoMA souligne sa vocation initiale d’« établissement éducatif », centrée sur la volonté « d’encourager à toujours approfondir la compréhension et le plaisir », formule qui dénote l’importance accordée à l’apprentissage comme un bienfait en soi. Cependant, l’éducation est souvent justifiée en d’autres termes et – notamment à notre époque dominée par des considérations d’ordre financier – les références aux avantages économiques sont légion. Si l’on considère la dimension éducative d’une collection de design, ces avantages peuvent se présenter sous différentes formes : une collection peut avoir un intérêt pour les professionnels comme source d’inspiration et de référence permettant de favoriser le succès commercial. Ou bien, du point de vue du consommateur, la découverte des objets présentés peut inciter à des achats éclairés. Le MoMA possède une expérience de longue date dans ce domaine, avec l’organisation de manifestations telles que l’exposition itinérante de 1938, intitulée « Objets utiles à moins de cinq dollars », qui regroupait une centaine d’articles ménagers choisis en fonction de leur design moderne et de qualité ainsi que de leur présence dans les magasins de détail.

Les collections de design du MoMA gérées par Paola Antonelli sont regroupées avec l’architecture dans un même département, formant ainsi une seule et même entité qui comprend films, photographies, dessins, art performatif et médias, ouvrages imprimés et illustrés, peintures et sculptures. Cette ambition de singularité ne peut, toutefois, occulter les hiérarchies et les différents modes de pensée qui ont cours au sein de plusieurs départements. « Les films et le design, indique Paola Antonelli, ont toujours été associés au sein du MoMA comme les parents pauvres, ceux qui entretiennent des liens avec la culture populaire. Mais, à mes yeux, ils représentent vraiment les disciplines reines. » Il serait bien surprenant que le MoMA participe aujourd’hui à un événement incitant directement à la consommation tel que l’exposition des objets à moins de cinq dollars, mais il semble pourtant que ses collections de design nécessitent une justification d’ordre social, ce qui n’est pas le cas des collections d’œuvres d’art.

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ENRICHIR LA COLLECTION

La collection d’objets graphiques du MoMA a débuté – comme beaucoup d’autres – par une collection d’affiches, auxquelles sont venus s’ajouter des legs tels que le fonds Jan Tschichold. Depuis peu, le musée s’est efforcé d’élargir sa collection, notamment en procédant à l’achat de séries – tous les numéros de la revue de graphisme Emigre, par exemple – ou en s’ouvrant à d’autres domaines, comme la typographie, et en travaillant activement à mettre en place une politique d’acquisition numérique. Le MoMA accroît relativement peu sa collection – dans le cas de la typographie, le musée n’envisage actuellement d’acquérir que quinze polices de caractères – et chaque acquisition est le fruit d’une délibération approfondie. Paola Antonelli se réjouit particulièrement du développement de la collection numérique, tout en étant consciente de ses écueils, au premier rang desquels figure la difficulté d’accès et de présentation de logiciels créés pour des configurations obsolètes. Consacrant actuellement beaucoup de temps à ces questions, elle admet que le musée « navigue un peu à vue ».

L’acquisition la plus audacieuse du MoMA est sans doute celle du symbole @, en mars dernier. Bien sûr, celui-ci n’intègrera pas les collections de manière traditionnelle mais Paola Antonelli indique qu’il a été « estampillé » par le musée. Parmi les éléments déjà « estampillés » figurent également des denrées périssables telles que les bonbons M&M’s et les sucettes Chupa Chups, et la même démarche pourrait également être appliquée au Boeing 747. Imaginer qu’un symbole aussi universel que le @ puisse avoir besoin d’être conservé pourrait passer pour de l’extrême arrogance mais, vu sous un autre angle, les collections de design moderne du MoMA seraient-elles vraiment complètes sans ce fleuron de l’économie et de la fonctionnalité ?

À la différence du MoMA, le Design Museum n’avait pas pour mandat initial de constituer une collection. Fondé en 1981 et baptisé « La Chaufferie », sorte de galerie parallèle au sein du Victoria & Albert Museum, ses acquisitions ont eu lieu au gré des circonstances – éléments d’expositions laissés sur place, cadeaux spontanés... – depuis son déménagement en 1989 dans ses bâtiments actuels, à Tower Bridge. Son directeur, Deyan Sudjic, qui décrit la politique légèrement hasardeuse des premières années comme « propre aux musées anglo-saxons », espère néanmoins aboutir à une méthode d’acquisition plus rationnelle dans le cadre du plan prévoyant un nouveau déplacement du musée. À cette fin, ce dernier a établi une classification du design qui couvre aussi bien le graphisme que l’architecture, la mode, le mobilier, l’interactivité, les objets et les transports. Deyan Sudjic souligne que les acquisitions d’œuvres graphiques – ou selon l’expression qu’il préfère employer, de « design de la communication » – doivent contribuer à faire connaître le design de manière plus globale. Il préconise notamment de conserver l’ensemble du processus de création, depuis les premières ébauches jusqu’au produit fini, plutôt que le seul résultat final.

Les raisons invoquées par le musée pour enrichir ses collections sont multiples, les principales étant la création de ressources pour les expositions permanentes, la satisfaction des besoins éducatifs à tous les niveaux, la possibilité d’accorder des prêts à d’autres institutions et la sauvegarde des œuvres de design majeures. À cette fin, les conservateurs ont élaboré un système de notes permettant d’évaluer les acquisitions potentielles selon plusieurs critères. Pour que leur candidature soit examinée plus avant, les objets doivent obtenir des notes élevées concernant au moins deux critères. Les questions posées vont des aspects les plus idéologiques – l’objet est-il novateur ? – aux plus concrets – peut-on l’entreposer ? Si ce système n’offre pas de modèle stratégique clair comparable à celui du MoMA, il conjugue, selon Deyan Sudjic, clarté et souplesse.

Parmi les dernières œuvres graphiques que le Design Museum a prévu d’acquérir figurent les archives du designer anglais Alan Fletcher. Personnage d’avant-garde de la scène londonienne et fondateur de la société internationale de design Pentagram, Fletcher a contribué par son travail à faire connaître plusieurs pans de l’histoire de sa discipline, tels le design anglais des années 1960 ou la professionnalisation du graphisme. En 2007, la donation à venir de ses archives a donné lieu à une rétrospective témoignant de la volonté constante du musée de maintenir un lien entre collection et exposition. Continuant à affiner la stratégie du musée, Deyan Sudjic cherche à élaborer une politique de collection capable de « survivre » à l’équipe actuelle de conservateurs, tout en permettant une certaine « marge de manœuvre ».

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PRODUIRE LA CIVILISATION

Si l’on compare les politiques du MoMA et du Design Museum, il apparaît clairement qu’il n’existe pas de manière unique de procéder, ni pour constituer ni pour enrichir une collection. Il s’agit, dans une certaine mesure, d’un exercice pragmatique : les collectionneurs potentiels doivent trouver les lieux et les ressources disponibles pour de nouvelles acquisitions. Ils doivent ensuite élaborer un projet à long terme et le mettre en œuvre avec énergie et passion. Une seule collection de graphisme ne pouvant tout dire, il est essentiel de définir un fil narratif et une méthode. Une collection peut dans un premier temps être motivée par l’existence d’une lacune, mais sa croissance ne peut s’inscrire uniquement dans la réaction. Pour se développer, elle doit être capable de définir sa propre dynamique. La transparence est l’une des principales qualités d’une politique de collection : quels que soient l’objectif et la démarche, son fondement doit être clair, tant au sein des institutions concernées qu’à l’extérieur.

Selon Paola Antonelli, « le rôle des musées est de produire la civilisation ». Au fil du temps, toutes les collections de musées deviennent des documents historiques à part entière, témoignant des préoccupations passées et offrant des axes de recherches. Lorsqu’on lui demande s’il redoute que la collection du Design Museum puisse, à l’avenir, être considérée comme une curiosité – au même titre que le musée anthropologique Pitt Rivers d’Oxford ou le Sir John Soane Museum de Londres –, Deyan Sudjic, loin de rejeter cette perspective, s’en réjouit. À l’idée que les œuvres d’Alan Fletcher ou la signalisation de Margaret Calvert puissent séduire les publics de demain, de même que les masques tribaux et les plâtres des statues antiques captivent les visiteurs contemporains, il répond : « Si seulement ! ».

Traduction : Camille Roth.

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Dernière mise à jour le 24 octobre 2019