Chair miroir
FIGURER POUR SE LIBÉRER
Dessiner, c’est s’en prendre à l’infini ; et ce Tout qu’on entaille, qu’on déchire à la mine de plomb, ne saurait oublier les coups qu’on lui porte. Comme écrivain, je me sens proche de qui pense qu’il nous faut des signes plutôt que rien. Ce n’est qu’en grattant la feuille qu’on peut attraper les anguilles qui nous tournent dans l’âme. Quand la parole s’égare, le papier, tel un éclat de l’immensité domestiquée, enregistre et témoigne.
Un soir que je m’ennuyais dans une galerie, je me demandai d’où vient que Madeleine Froment se saoule de tant de corps. Il y en avait de très beaux devant moi, alanguis et découpés – nues poupées rehaussées de chevelures éclatantes.
Ce n’est pas rien que de croquer des gens dans de telles positions. Quand on y pense, c’est même étonnant.
Je rentrai chez moi habité par la sensation qu’elle cherchait à neutraliser le regard de l’autre pour lui substituer le regard sur l’autre. Si le jugement d’autrui nous constitue ; si ses yeux sont des miroirs dont il nous faut deviner ce qu’ils disent ; le risque est grand de tomber dans un rapport de dépendance. Quand nos relations sont viciées, dégradées par le manque de confiance, alors « l’enfer, c’est les autres ».
On peut voir les œuvres de Madeleine Froment comme autant d’efforts pour éviter ce piège, sans dénier à l’altérité ses vertus constitutives. L’artiste au contraire est fascinée par les gens qui l’entourent, au point qu’elle passe des heures à détailler leurs défauts les plus aimables. Elle a simplement choisi de poser des conditions à la réception de leur enseignement.
Madeleine a souvent caressé des chairs désarmées, tout offertes à la griffure de son crayon. La voici désormais qui s’intéresse à des corps en lutte. Elle les montre debout, en pleine action, mus par des objectifs qui demandent qu’on s’expose physiquement.
« Il faut mettre sa peau sur la table », disait Céline à propos de l’écriture.
Aujourd’hui que le Vieux Monde s’écaille, le papier sera témoin que nous tentons de construire des alternatives, en amour aussi bien qu’en politique.
Tout cela, finalement, participe d’un même élan émancipateur.
Aléric de Gans