Ailleurs et dans un autre temps

Exposition
Arts plastiques
Galerie Suzanne Tarasiève Paris 03

Grans Bwa XX, 2019
huile sur toile
230 x 600 cm (90 1/2 x 236 1/4 in.)

L’historien d’art Daniel Arasse avait coutume de dire qu’il fallait savoir attendre que « la peinture se lève ». Autrement dit qu’elle se révèle, qu’elle vienne à nous pour lever un pan de son voile. Face aux peintures de Romain Bernini, j’ai souvent l’impression de voir ce chemin se faire à même la toile : sans attendre trop de notre patience, quelque chose vient au-devant de nous, une figure ou un événement. Et peut-être chez lui la peinture se fixe, s’arrête dans le moment de ce surgissement, de ce quelque chose qui vient, qui advient. J’ai l’impression que tout l’art de Romain Bernini, c’est de faire venir. Dans sa dernière série peut-être plus encore que dans d’autres, quatre Vénus préhistoriques se détachent sur un fond abstrait et multicolore. Elles viennent de loin, depuis un monde sans âge, d’une primitivité lointaine. Et l’artiste les fait venir au premier plan, renversant l’ordre linéaire du temps, l’anté-figure passant devant la période abstraite, au point qu’elles en deviennent par moments presque pop.

 

Tout dans cette exposition consiste à faire venir. Faire venir la sculpture dans la peinture, avec ses ombres, ses reliefs et son volume détourés d’un fond vibratoire. Faire venir le féminin : obscurs objets du désir, démesurément agrandies quand elles sont à l’origine minutieusement taillées, mystères de la Préhistoire tant on ignore tout encore de ces figurines et des usages religieux ou votifs qui en étaient fait, ces Vénus premières marquent l’arrivée de la figure féminine dans son œuvre. Ou encore, par le biais d’un rideau blanc qui lui sert de chiffon, sur lequel l’artiste essuie ses pinceaux ou essaie ses touches de couleur comme sur une palette : faire venir l’atelier dans le white cube de la galerie.

 

On sait combien le marché favorise aujourd’hui un certain « retour en force » de la peinture. Mais on pourrait dépasser cette remarque conjoncturelle en faisant état d’un état jouissif de la peinture actuelle dont Romain Bernini me semble offrir un exemple éclatant : chez lui, comme par exemple chez Ida Tursic et Wilfried Mille, les figures érotisées ou les exubérances exotiques de ses jungles artificielles sont des détours et des manières de célébrer l’art de la peinture. Voyez comme ici Romain Bernini dit la sensualité de l’acte de peindre, et combien par ses Vénus préhistoriques nimbées d’abstraction il touche à la question de l’aura, cette aura que la photographie a perdue selon Walter Benjamin et que la peinture contemporaine s’attache à retrouver. A l’inverse d’une génération antérieure de peintres aux couleurs fades, éteintes (Luc Tuymans ou Michael Borremans, véritables maîtres du spectral), tandis que chez d’autres les coulures tristes disent la nostalgie de la « grande peinture » qui régnait hégémonique sur la fabrique des images, à l’inverse donc tout un paysage pictural contemporain exprime certes la pleine santé économique de la peinture et de l’art contemporain dans le monde néo-libéral, mais tend plus profondément à montrer la vitalité, la jouissance retrouvée de cet art au contact des autres régimes d’images qui auraient pu faire craindre sa disparition. A l’image de cet autre visage féminin qu’on aperçoit un peu plus loin dans l’exposition, tacheté à la façon d’un maquillage papou, bouche ouverte entre le trouble et l’extase. Faire venir, c’est en somme manifester la peinture elle-même, fêter sa « relève » et sa persistance au milieu du flux des visuels et des écrans, et célébrer le rapport sensible et sensoriel au monde, « étrange et pénétrant », qu’elle est encore capable d’instaurer. 

 

Jean-Max Colard

Horaires

Ouvert du mardi au samedi de 11h à 19h & sur rendez-vous

Adresse

Galerie Suzanne Tarasiève 7, rue Pastourelle 75003 Paris 03 France
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022